Claude Debussy – Lettres choisies

La correspondance générale de Debussy a fait récemment l’objet d’une publication tout à fait remarquable . Il faut dire que Debussy n’était pas paresseux : l’édition ne comporte pas moins de 2588 lettres, 64 contrats d’éditions, et 308 lettres qui lui sont adressées.

Il n’était pas ici très utile de faire figurer toutes les lettres de Debussy contenant le mot harpe. Aussi, cette sélection ne touche que les lettres qui présentent un certain intérêt à propos des Danses sacrée et profane et de la sonate pour flûte, alto et harpe. Les quelques lettres adressées à Raphaël Martenot à propos de Pélléas ont donc volontairement été écartées, comme celles concernant les Chansons de Bilitis.

On ne saurait, de toute façon, que très vivement recommander la lecture de cet ouvrage absolument splendide.

 

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DEBUSSY À MONSIEUR ÉNAUX

[probablement un employé de la firme Pleyel]

Vendredi 10 avril 1903

Cher Monsieur Énaux,

Je viens justement d’écrire à Monsieur Lyon, de qui j’avais reçu une lettre de Bruxelles, pour lui demander de me dire exactement ce qu’il restait de temps pour le morceau promis à J. Risler. Je n’ai pas encore reçu de réponse et vous seriez aimable de me fixer sur ce point ?
Il me reste peu de choses à faire, mais me faut-il encore quelques jours.

Bien cordialement votre

Claude Debussy

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DEBUSSY À JEAN RISLER

28 novembre 1903

Cher Monsieur,

Excusez-moi d’avoir tant tardé à répondre à votre sympathique lettre et à votre proposition… En principe j’accepte très volontiers d’écrire quelque chose pour la harpe chromatique ; je viens même, à ce sujet, de demander à M. G. Lyon de me faire entendre cet instrument, tout à fait inconnu pour moi. Maintenant, je vous saurais gré de me dire l’époque où vous aurez besoin du morceau. Je suis, en ce moment, horriblement bousculé et tiens pourtant à ce que cette oeuvre soit réussie… Il est probable que je m’exilerai à la campagne pour pouvoir être tranquille, je vous demande donc de me répondre aussitôt que possible.

Croyez, cher Monsieur, à ma vive cordialité.

Claude Debussy

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DEBUSSY À AUGUSTE DURAND

avril 1904

Cher Monsieur Durand,
Ces belges et la maison Pleyel sont de bien curieux animaux… Dimanche dernier j’ai dit à Mr Jean Risler : « J’aurai peut-être terminé Vendredi »…, et voilà maintenant qu’ils demandent des épreuves corrigées pour le même jour ! C’est un peu excessif. Puis que veut dire cette présentation de ma musique à Mr Gevaërt ? Est-ce qu’il se figure que celle-ci dit des gros mots et fera rougir les élèves de sa classe ?
Au vrai, j’ai terminé ma musique, il ne me reste plus qu’à mettre au net… Malgré votre amabilité à affirmer que je vais très vite, cela nous mènera certainement jusqu’à Samedi.
Si la Belgique n’est pas contente, elle n’a qu’à faire faire ses morceaux de concours dans les prisons.

Néanmoins je reste votre respectueusement dévoué et vous prie de dire à Jacques toute mon affection.

 

Claude Debussy.

[Mr Gevaërt dirigeait alors le Concervatoire de Bruxelles]

 

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DEBUSSY À LOUIS LALOY

6 mai 1904

Cher ami.

Excusez-moi, ou plutôt, si vous rencontrez une harpe chromatique n’hésitez pas à lui arracher les cordes… car c’est à cet instrument que je dois de ne pouvoir aller ce soir rue de Varennes, pas plus que je ne pourrai voir I. Dancan !
Il faut que je livre ma « commande » Dimanche soir au plus tard et, si la musique est terminée, j’ai encore le tout à orchestrer… !
Ce sont deux Danses, l’une sacrée et l’autre profane, auxquelles, les jambes de votre nouvelle amie iraient comme des bas de soie si j’ose ainsi m’exprimer. Ne venez pas demain, car je serai de très méchante humeur, comme toutes les fois que je respire la vilaine odeur du papier à musique un peu trop continûment ; mais je voudrais bien vous voir quelque chose comme Mardi ?

Affectueusement

Claude Debussy

PS. Si vous allez r. de Varennes, informez donc la svelte Selva qu’il y a des fautes scandaleuses dans la Marche Ecossaise… !

 

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DEBUSSY À MANUEL DE FALLA

13 janv 1907

Monsieur,

Revenu depuis hier soir d’un voyage à Bruxelles, je trouve votre aimable lettre et vous prie de m’excuser d’y répondre aussi tardivement… Ce que vous me demandez est d’ailleurs assez difficile à résoudre ! On ne peut démonter la valeur exacte d’un rythme, pas plus qu’on n’explique l’expression diverse d’une phrase !
Le meilleur, à mon avis, est que vous vous en remettiez à votre sentiment personnel… La couleur des Deux Danses me paraît nettement tranchée. Il y a quelque chose à trouver dans l’enchaînement de la « gravité » de la première à la « grâce » de la seconde, pour un musicien tel que vous, ça ne peut être une difficulté, et je crois pouvoir m’abandonner à votre goût en toute confiance.

Croyez, Monsieur à ma sincère cordialité artistique et à mes meilleurs sentiments.

Claude Debussy

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DEBUSSY À JACQUES DURAND

29 janvier 1910

Cher ami,

Voici l’adresse de Caplet : Villa Riquet – Arcachon –
Je ne suis pas sûr de pouvoir aller à la répétition des Danses chez Erard car il faut absolument que j’aille au Châtelet pour les Nocturnes…
Si vous y allez, voulez-vous présenter mes regrets et excuses à Mlle Renié.

Amicalment vôtre

Claude Debussy

[Les danses allaient être jouées pour la première fois à la harpe Erard par Renié et Camille Chevillard, le 1° février 1910]

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DEBUSSY à JACQUES DURAND

16 septembre 1915

Mon cher Jacques,

Bien qu’à aucun point de vue je n’aie l’aspect d’un buisson de roses, Dimanche matin, j’ai été piqué par une guêpe. Cet insecte a bien voulu choisir ma main droite ; d’où : deux jours avec une main sans forme…
Alors ! adieu projets, adieu épreuves, plus que mes yeux pour pleurer ! J’avais reçu ce même jour, le « titre » rêvé ; les épreuves de la sonate… de quoi être certainement plus heureux que les rois ? Mais le hasard rôdait par là, et c’est un peu la muse comique de cette aventure.
Mes dernières nuits avaient été charmantes, pourtant. J’avais terminé l’esquisse de la sonate pour Flûte, Hautbois et Harpe : toute la vie actuelle était bien loin ? les périodes harmonieuses se déroulaient, oublieuses des tumultes si proches, enfin, c’était si beau que je dois presque m’en excuser.
(…)

Claude Debussy

[La sonate était initialement conçue avec hautbois, plutôt qu’alto.]

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DEBUSSY A BERNARDINO MOLINARI

6 octobre 1915

Mon cher ami

(…)J’ai peu écrit de musique orchestrale, par contre j’ai terminé : 12 Etudes pour le piano ; une sonate pour violoncelle et piano ; une autre sonate pour Flûte, Alto et Harpe ; dans la forme ancienne, si souple, (sans la grandiloquence des sonates modernes) il y en aura Six, avec des combinaisons différentes, la dernière réunira les sonorités employées dans les autres… Pour beaucoup de gens, ça n’aura pas l’importance d’un drame lyrique… mais il m’a paru que cela servirait mieux la musique ?
(…)
Mes souvenirs affectueux aux chers vôtres et l’amitié de votre vieux dévoué

Cl Debussy

[Debussy n’eut le temps d’écrire que les trois premières sonates, avec la troisième, pour violon et piano]

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DEBUSSY À IGOR STRAVINSKY

24 octobre 1915

(…)
À propos de musique, il faut avouer qu’elle est dans une triste situation ici… Elle ne sert qu’à des buts charitables, ce dont il ne faut pas la plaindre certainement. Personnellement je suis resté pendant plus d’un an à ne pouvoir rien écrire, il n’y a guère que pendant ces trois derniers mois passés au bord de la mer chez des amis, où j’ai retrouvé la faculté de penser musicalement. L’état de guerre, à moins que l’on n’en fasse directement partie, est un état contradictoire à la pensée. Il n’y a que cet égoïste olympien de Goëthe qui pouvait travailler, — parait-il, le jour où les français entrèrent à Weimar… Nous avons aussi Pythagore qui fut tué par un soldat au moment où il allait résoudre on ne sait quel problème ? Je n’ai d’ailleurs écrit que de la musique pure : douze Études pour le piano ; deux sonates pour divers instruments, dans notre vieille forme, qui gracieusement n’imposait pas aux facultés auditives des efforts tétralogiques…
(…)

Claude Debussy

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DEBUSSY à JACQUES DURAND

15 férier 1916

Mon cher Jacques,

Encore de mauvais jours, qui m’ont empêché de répondre tout de suite à votre gentille lettre.
Ce que vous dites d’Iberia me paraît dans la tradition puis, entre nous la multiplicité du public n’a jamais empêché la délicatesse dans les nuances. Il est vrai que, de nos jours on joue très mal les symphonies de Mozart parce que l’on croit obligé d’appuyer sur les nuances.
Vous avez parfaitement raison de faire graver la 2ème sonate, j’ai justement vu Martenot à ce sujet hier, et il n’a rien trouvé à changer, et m’a même demandé un morceau pour le concours de harpe ?
Vous pouvez faire chercher la musique demain après déjeuner, tout sera prêt !

Toute l’affection de votre vieux dévoué.

Claude Debussy.

[Raphaël Martenot était alors l’assistant de Marcel Tournier au Conservatoire de Paris]

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DEBUSSY À ROBERT GODET

4 sept 1916

Cher Godet,

(…) Sous quelques jours, vous recevrez la Sonate pour Flûte, Alto et Harpe. Elle appartient à cette époque où je savais encore la musique. Elle se souvient même d’un très ancien Claude Debussy — celui des nocturnes, il me semble ? —
A bientôt, cher Godet, car sans aucune pudeur, j’éspère que vous me répondrez sans trop tarder !

Votre vieux dévoué

Claude Debussy

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DEBUSSY À ROBERT GODET

11 décembre 1916

Cher Robert,

(…) Hier, par un temps à rester chez soi, je suis allé chez mon éditeur Jacques Durand, entendre une exécution de la sonate pour Flûte, Alto, et Harpe. La partie de harpe était tenue par une demoiselle [Jeanne Dalliès] qui ressemblait à une de ces prêtresses musiciennes que l’ont voit aux tombeaux égyptiens — obstinément de profil ! Elle vient de Munich d’où on ne voulait pas la laisser partir ; elle a été un peu en prison, est enfin partie, en laissant sa harpe… ça vaut mieux qu’une jambe ! Il faut observer qu’elle est : chromatique (pas la jambe, la harpe) ce qui fausse un peu le poids sonore. Enfin, tel quel ça ne sonne pas si mal. Il ne m’appartient pas de vous parler de la musique… Je le pourrais sans rougir car elle est d’un Debussy que je ne connais plus..! c’est affreusement mélancolique. Et je ne sais pas si on doit en rire ou en pleurer ? Peut-être les deux ?
(…)
Lâchement, je repense à la morphine qui me faisait tant de mal, mais pareil à un coquillage au fond de la mer.
Peut-être vous ai-je rasé ?
Vous allez recevoir sous quelques jours, un envoi de musique, lequel, je l’éspère, vous fera me pardonner ?

Votre vieux débris.

Claude Debussy

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DEBUSSY À JACQUES DURAND

14 décembre 1916

Mon cher Jacques

Quand Mr Gheusi se décidera à monter Pélléas et Mélisande autre part que dans le courrier des théâtres, j’aurai grand plaisir à entendre Madame Villemin, pour le moment je crains qu’elle n’ait le temps d’oublier mes conseils..!
Vous m’avez écrit des choses charmantes sur la Sonate pour Fl, Alt et Harpe. Seulement l’expérience n’est pas complète, à cause de la harpe chromatique qui n’a jamais le poids sonore de la harpe à pédale, mais qui trouve le moyen d’être lourde. Pourtant Mademoiselle en joue aussi bien que possible.
Merci tout de même de votre hospitalité. Il m’a semblé que votre « salle de musique » sonnait encore mieux ?
Votre vieux dévoué

Claude Debussy

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DEBUSSY À GEORGES JEAN-AUBRY

20 mars 1917

Cher ami,

Pour aller plus vite je réponds à votre lettre dans l’ordre de sa lecture…
Je demande 100 f par morceau enregistré — c’est un prix de guerre ! —
Le concert dont vous parlez a en effet, très bien marché et votre ami harpiste [Pierre Jamet] a beaucoup de talent, il comprend même ce qu’il joue !
— Envoyez-moi votre article…
— Préparez l’automne, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Mon affectueuse reconnaissance

Claude Debussy

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DEBUSSY À JACQUES DURAND

22 mars 1917

Mon cher Jacques,

Décidément je ne poursuivrai pas plus longtemps ma carrière d’organisateur de concerts… ma seule consolation est d’avoir peut-être rendu service, puisque la récette permettra d’habiller quelques soldats…
Il y a eu quelques incidents : Mlle Féart ayant une bronchite, et Mr Jamet s’étant cru obligé de l’imiter ! C’est ainsi qu’ier je n’avais plus ni harpiste ni chanteuse. Madame Croizat a très aimablement remplacé l’une, et Mlle Dalliès — que vous connaissez, a bien voulu prendre la place de Mr Jamet.
J’ai pu constater une fois de plus la supériorité de la harpe à pédales sur la harpe chromatique qui, si j’ose m’exprimer ainsi, n’enveloppe rien, et rend les délicieux son harmoniques, pareils à un tambour voilé.
Tout de même ¬— charité à part, j’ai perdu beaucoup de temps et mes nerfs ont pris de singuliers plis !
Je compte sur la journée de demain pour remettre mon cerveau en place… Si Lundi matin, tout n’est pas rentré dans l’ordre il faudra — bien que je vous aie promis de me « suicider » si je n’avais pas terminé Lundi ! — que vous m’accordiez encore jusqu’à Jeudi.
Soyez sûr que je regrette profondément de vous traîner ainsi, j’en souffre d’ailleurs plus que je puis le dire.

Votre vieux dévoué

Claude Debussy