Franco Donatoni Marches

Dans la littérature italienne du XXe siècle écrite pour la harpe, une partition comme Marches occupe une place aussi importante que la célèbre Sequenza de Berio. Pourtant, il s’en fallut de peu que cette oeuvre ne voit jamais le jour. En 1975, en proie à une grave crise compositionnelle, Donatoni ne voulait plus entendre parler de composition. Après avoir établi progressivement une sorte de « neutralisation » de la matière musicale, il approchait les limites de cette esthétique « négativiste » et devait se résoudre peu à peu à cesser ses activités de compositeur.

Heureux hasard, l’Accademia Chigiana de Sienne lui proposa d’écrire une pièce pour ses solistes (Salvatore Accardo, Bruno Giuranna, Giuseppe Garbarino..), offre que Donatoni finit par accepter, persuadé par son épouse qu’écrire une petite pièce n’entamerait pas vraiment sa résolution.

Il conçut ainsi Ash, pour huit instruments, dans un climat relativement serein, hors des préoccupations et des débats qui l’avaient tellement tourmenté, en tenant compte de la forte personnalité instrumentale de ses interprètes. Cette nouvelle musique se devait d’être souple et agile, se libérant ainsi de la discipline sévère et mortifiante des codes automatiques, approchant ce que Donatoni appelait esercizio ludico dell’invenzione (exercice ludique de l’invention). Les procédés compositionnels étaient toujours les mêmes, mais beaucoup plus flexibles. Grâce à une série de pièces brillantes, Donatoni devint alors un compositeur particulièrement apprécié, écrivant pour la joie des solistes et des ensembles.

Heureux hasard, l’Accademia Chigiana de Sienne lui proposa d’écrire une pièce pour ses solistes (Salvatore Accardo, Bruno Giuranna, Giuseppe Garbarino..), offre que Donatoni finit par accepter, persuadé par son épouse qu’écrire une petite pièce n’entamerait pas vraiment sa résolution.

Il conçut ainsi Ash, pour huit instruments, dans un climat relativement serein, hors des préoccupations et des débats qui l’avaient tellement tourmenté, en tenant compte de la forte personnalité instrumentale de ses interprètes. Cette nouvelle musique se devait d’être souple et agile, se libérant ainsi de la discipline sévère et mortifiante des codes automatiques, approchant ce que Donatoni appelait esercizio ludico dell’invenzione (exercice ludique de l’invention). Les procédés compositionnels étaient toujours les mêmes, mais beaucoup plus flexibles. Grâce à une série de pièces brillantes, Donatoni devint alors un compositeur particulièrement apprécié, écrivant pour la joie des solistes et des ensembles.

En 1979, Marches s’inscrit parfaitement dans cette série de petites pièces virtuoses. Comme pour la plupart de ses œuvres pour instruments solistes, Donatoni ordonne cette partition pour harpe seule en deux pièces bien distinctes. Le titre Marches, Due pezzi per arpa ne fait pas du tout allusion à une première ou deuxième marche, et se réfère encore moins au sens habituel d’une marche : marche militaire, marche funèbre, etc. Il est au contraire plus global, plus général, à comprendre de la même manière qu’un ensemble de marches formerait un escalier.
La partition est dédiée aux harpistes italiennes Elena Zaniboni pour la première pièce, et Giuliana Albisetti pour la seconde.

S’il n’y a pas à proprement parlé de liens apparents entre les deux pièces, elles n’en sont pas pour autant indépendantes, mais au contraire tout à fait complémentaires. Marches apparaît davantage comme un diptyque plutôt qu’une suite de deux mouvements.

Dès la première écoute, l’auditeur est saisi par la très grande clarté structurelle qui découle de la forma a pannelli, la forme à panneaux. Déjà dans les années 60, Karlheinz Stockhausen élaborait à travers Kontakte et Moment les grands principes de la Momentform, la « forme momentanée ». Obtenue par juxtaposition de plusieurs sections parfaitement autonomes, cette nouvelle forme abrogeait les tensions entre forme générale et éléments particuliers, déviant la narration de sa direction horizontale et progressive au profit d’un mouvement presque « en spirale ». Franco Donatoni a très vite adapté cette Momentform à son propre langage, créant ainsi sa célèbre forme à panneaux. Là aussi, plusieurs sections se succèdent, de manière a priori indépendante et autonome. Au fond, il s’agirait presque de donner à la musique une dimension quasi visuelle, exactement comme si nous étions en face d’un tableau. L’oeil s’attarde sur un point précis du tableau, et l’oreille s’attarde sur un moment particulier de la partition, sans nécessairement tenir compte de la durée. L’auteur doit donc prolonger dans le temps ce moment particulier, et supprimer par là même toute idée d’évolution, de progression, qui détournerait l’attention de ce moment particulier. Supprimer la notion de moment, transformer le ponctuel et l’éphémère en éternel, « éterniser l’instant », telles ont été les préoccupations de Donatoni.

Dans la première pièce de Marches, cinq panneaux se succèdent tout à fait distinctement, de longueur décroissante, aboutissant sur une courte coda.

Le premier panneau, le plus long, se caractérise par une écriture contrapunctique à trois voix — la voix intermédiaire, plus discrète, passe indifféremment de la main gauche à la main droite. Les valeurs sont pour le moins rapides, uniquement en triples croches. De durées irrégulières, toutes les séquences sont entrecoupées d’un quart de soupir, pendant lequel la harpiste étouffe les résonances des cordes. Des accents irréguliers ponctuent et rythment les rouages de ces petites mécaniques.

Pendant près d’une page et demie, tout ce panneau évolue globalement en mouvements conjoints, et ce jusqu’à l’aboutissement aux grands arpèges fff. Ces accords eux aussi sont constitués de notes conjointes, mais cette fois réparties sur différents registres. A chaque accord s’ajoute une valeur de triple croche ainsi qu’une note supplémentaire jusqu’au total diatonique, ce qui intensifie l’impression de conclusion, comme une codetta conclue une exposition de forme sonate classique.

Le second panneau diffère du premier par sa réalisation harmonique plutôt que contrapunctique. De manière générale, il ne s’agit plus d’écriture à trois voix ff, mais d’accords de trois sons p. En revanche, les mouvements conjoints du premier panneau se retrouvent à présent sous la forme de glissato avec les ongles dans les deux registres extrêmes, et certains mouvements rapides et f rappellent les figures précédentes.

Le troisième panneau apparaît comme une synthèse des deux précédents. Les accents irréguliers du premier deviennent des sf, et les glissati du second des gammes très rapides, toujours ppp.

Le quatrième panneau se réfère au second, notamment par l’écriture harmonique. Il ne s’agit plus d’accords de trois sons, mais seulement deux — autant parler de deux voix en homorythmie. Quelques brèves interventions mf issues du premier panneau ponctuent le p général, et un nouveau mode de jeu remplace les glissati ongles, les sons harmoniques.

Le cinquième panneau est une sorte de fusion du premier et du troisième. On y retrouve les glissés et l’écriture à deux voix. Les mouvements conjoints se sont élargis en une succession de tierces, et la nuance générale f est toujours rythmée de sf irréguliers.

Enfin, une courte coda conclue cette première pièce. Après avoir élargi ses gammes aux tierces, Donatoni les condense maintenant en mouvements chromatiques, chacune des deux voix occupant l’espace d’une seconde majeure (la-la#-si, et si-do-do#), ce qui restreint l’ambitus général à la tierce majeure.

Si ces panneaux sont très distincts, ils sont agencés de manière très ordonnée. Le troisième panneau, élément de synthèse, apparaît comme un noyau central autour duquel les autres gravitent symétriquement. Outre la forma a pannelli, la structure générale rappelle aussi celle de la forme en arche, non pas thématiquement, mais sur le plan de la réalisation instrumentale.

Ces cinq panneaux sont juxtaposés, et c’est les contrastes d’écriture qui permettent de les distinguer — ce qui les rend a priori autonome. Tous ces panneaux ont une construction propre, et entretiennent une certaine évolution, malgré l’aspect immuable de l’écriture.

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Comme souvent lorsqu’il se confronte à un instrument soliste, Donatoni prend particulièrement soin d’adapter son langage aux contraintes que lui impose l’instrument.
Avec la harpe, la principale contrainte découle de sa nature non-chromatique. Donatoni transforme ce que beaucoup considèrent comme une faiblesse, le problème des pédales, en point de départ de la composition de Marches.
Puisque la harpe ne peut aller à l’encontre de son aspect diatonique, Donatoni ne lui réserve pas une échelle chromatique, mais un mode. Ce mode est très facile à repérer, et entretient un certain rapport avec la construction tonale : les degrés les plus représentatifs de la tonalité sont précédés d’une sensible : la tonique et la dominante (qui déterminent le ton), la médiante (le mode, ici majeur) et la sensible elle-même.

Ce mode va évoluer en plusieurs transpositions tout au long de la pièce. Dans le premier panneau en particulier, la tonique est souvent mise en valeur en étant la note la plus grave de chaque section, généralement accentuée. Ainsi, chaque transposition, chaque « modulation » est tout à fait perceptible, comme ici, d’ut à fa.

Ces transpositions sont assez comparables au principe de la marche d’harmonie : il s’agit de transpositions successives à la 5te inférieure (ou son renversement, la 4te supérieure). Ainsi le premier mode repose sur do, le second fa, puis sib, mib, et ainsi de suite jusqu’à mi-parcours, solb, le triton avec le mode initial. Le triton divise l’octave en deux parties égales, et plutôt que d’utiliser des enharmonies en poursuivant ce cycle jusqu’à revenir au mode initial, Donatoni effectue une simple rétrogradation de ces transpositions.

Ce type de parcours n’est pas sans évoquer la fugue de la Musique pour cordes, percussions et célesta, dans laquelle Bartok répartissait les réponses selon le cycle des quintes jusqu’au climax de l’oeuvre, au triton par rapport au départ. Ici, Donatoni ne donne pas du tout le même rôle structurel au cycle de quintes. Seuls les premier et troisième panneaux jouent le cycle intégralement, respectivement depuis do et solb — il est d’ailleurs frappant de voir le début du panneau central exactement similaire à sa fin, renforçant cette idée de cycle. Les second et quatrième ne jouent seulement que la première, puis deuxième moitié du cycle, à la manière d’une modulation, avec un rôle transitoire.
Le dernier panneau, celui des tierces, ne présente aucune « modulation », n’a donc plus de rôle évolutif, et ne se dirige que vers la fin, à la manière d’une cadence de concerto classique. Il n’utilise d’ailleurs que le mode initial avec le fa naturel de la première transposition, brisant ainsi la révolution du cycle, et l’obligeant à conclure par la coda.

Conséquence directe de la nature du mode et de ses transpositions, les changements de pédales, que Donatoni prend le soin de noter, comme les diagrammes à chaque nouvelle section.
Sauf à la coda, chromatique, les changements au pédalier sont toujours par groupes de trois pédales.
Même si elles sont permutées pour des besoins pratiques, les pédales sont en fait toujours regroupées de manière conjointe. A partir du mode initial, Donatoni va seulement changer trois notes, pour former un nouveau mode, puis les trois suivantes, etc. Ainsi, les changements la-sol-fa, ré-do-si, puis mi-fa-sol, et ainsi de suite, sont en réalité fa-sol-la, si-do-ré, mi-fa-sol, et ainsi de suite tout le long de la pièce, ce qui témoigne du souci de Donatoni d’adapter son écriture à l’instrument d’une manière pratique.

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A l’écoute du premier panneau, et peut-être encore plus lorsqu’on le joue, tous ces mouvements conjoints donnent l’impression de gammes interrompues, où certaines notes ne seraient pas jouées.
En effet, en restituant ces notes manquantes et en les organisant de manière logique, on s’aperçoit non pas d’une écriture à trois voix, mais d’abord à deux voix principales, qui rappelle un certain type d’exercice technique bien connu des pianistes.

Ces deux voix en génèrent deux autres, grâce à la doublure à la septième diatonique supérieure, mais seulement une ou trois voix ne sont conservées, lorsqu’elles ne sont pas toutes effacées. Véritable toccata, le rythme reste absolument régulier, et chaque gommage général génère un huitième de soupir supplémentaire, nécessaire au harpiste pour étouffer les résonances des cordes.

Cette technique de notes « en négatif » n’est pas tout à fait nouvelle — Ligeti la rendra célèbre six ans plus tard avec sa troisième étude pour piano « touches bloquées », mais Beethoven s’en était déjà approché de près avec la coda de la marche funèbre de l’Eroïque.
Le reste de ce panneau progresse de la même manière, et si chaque section donne l’impression de réplique à leur précédente, c’est probablement plus par les évolutions des deux voix principales que par le seul emploi des transpositions.

Par la suite, ce « moteur » se retrouve sous un tout autre aspect. Pour toutes les notes p et soulignées du second panneau, les silences supplémentaires ont disparu, et seules quelques notes subsistent, avec les valeurs rythmiques correspondant aux notes masquées. Ainsi, à la forma a pannelli, puis à la forme en arche s’ajoute une certaine idée de variation.

Le sentiment de variation agit ici telle une métamorphose, et dépasse le simple cadre de la pièce indépendante, en s’élargissant vers de nouvelles pièces. Donatoni laisse en effet entrevoir une certaine notion de work in progress, un mode de composition qui prévoit à l’infini des états successifs d’un même projet artistique.

Avec Small, de 1981, pour piccolo, clarinette et harpe, Donatoni réunit certains passages de pièces antérieures pour ces trois instruments : Marches, donc, Nidi (piccolo, 1979) et Clair (clarinette, 1980). Toute la fin de Small, par exemple, est une superposition de la coda de la première pièce de Marches, dont la clarinette se fait l’écho, et de la fin de la deuxième pièce de Nidi, légèrement modifiée.

Les dernières mesures de Small

Small dépasse le simple cadre de la citation anecdotique : une oeuvre parfaitement nouvelle naît d’une fusion de trois pièces tout à fait indépendantes.

Avec Ronda (1984) et Ronda II (1991), Feria (1982) et Feria II (1992), et surtout Cauda I, II et III (1982, 1991, 1996), la continuité et l’homogénéité des matériaux générateurs entraine une constitution progressive des oeuvres propre au work in progress.
Ainsi, Marches a généré, quatorze années plus tard, Marches II, de 1993. Dans cette pièce pour harpe soliste et ensemble (15 musiciens et 3 voix de femmes ad lib), Donatoni permute les deux pièces de Marches, mais laisse quasiment inchangée la partie de harpe. Les autres musiciens la soutiennent en l’« amplifiant », en l’orchestrant, ce qui lui donne une dimension nouvelle, tout comme les Chemins de Luciano Berio élargissent les Sequenze.

Sylvain Blassel

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Franco Donatoni extrait du catalogue

Œuvres avec harpe

Secondo Estratto – 1969-70 – harpe, piano, et clavecin (Zerboni)
Marches – 1979 – deux pièces pour harpe seule (Ricordi)
Small – 1981 – piccolo, clarinette et harpe (Ricordi)
Marches II – 1990 – harpe soliste, 3 voix de femme ad lib. 12 musiciens et 3 percussionnistes (Ricordi)
Small II – 1993 – flûte, alto et harpe (Ricordi)
Chantal – 1990 – harpe soliste, flûte, clarinette et quatuor à cordes (Ricordi)

 

Œuvres pour instruments seuls

Algo – 1977 – pour guitare – Zerboni
Ali – 1978 – deux pièces pour alto – Ricordi
Argot – 1979 – deux pièces pour violon – Ricordi
Babai – 1964 – pour clavecin – Zerboni
Black and white n°2 – 1968 – pour clavier – Zerboni
Ciglio – 1989 – pour violon – Ricordi
Clair – 1980 – deux pièces pour clarinette – Ricordi
Composizione – 1955 – pour piano
Doubles – 1961 – pour clavecin – Zerboni
Feria II et Feria II – 1992 – pour orgue – Ricordi
Estratto – 1969 – pour piano – Zerboni
Françoise Variationen – 1983 – pour piano – Ricordi
Incisi – 1995 – deux pièces pour hautbois – Ricordi
Lame – 1982 – deux pièces pour violoncelle – Ricordi
Lem – 1984 – deux pièces pour contrebasse – Ricordi
Luci – 1995 – deux pièces pour flûte en sol – Ricordi
Marches – 1979 – deux pièces pour harpe – Ricordi
Mari – 1992 – deux pièces pour marimba – Ricordi
Midi – 1989 – deux pièces pour flûte – Ricordi
Musette pour Lothar – 1976 – pour musette – Zerboni
Nidi – 1979 – deux pièces pour piccolo – Ricordi
Nidi II – 1992 – deux pièces pour flûte baroque ténor – Ricordi
Omar – 1985 – deux pièces pour vibraphone – Ricordi
Ombra – 1983 – deux pièces pour clarinette contrebasse – Ricordi
Rima – 1983 – deux pièces pour piano – Ricordi
Scaglie – 1992 – deux pièces pour trombone – Ricordi
Short – 1988 – deux pièces pour trompette en ut– Ricordi
Soft – 1989 – pour clarinette basse – Ricordi
Sweet – 1992 – deux pièces pour flûte à bec ténor – Ricordi
Tell – 1997 – deux pièces pour cor anglais – Ricordi
Till – 1997 – deux pièces pour cor en fa – Ricordi

Marches Discographie

Claudia Antonelli, harpe.
Disque vinyl 33T « L’Arpa Contemporanea » (1980)
Italia Stereo ITL 70072

Marshall McGuire, harpe
CD « Rough Magic » (1999)
ABC Classics 456 696-2

Letizia Belmondo, harpe
CD “Harp Recital” (2002)
Egan Records 00004

À ma connaissance, seuls ces trois enregistrements d’oeuvres avec harpe de Franco Donatoni sont disponibles.
Si toutefois certains n’étaient pas indiqués ici, merci de m’en faire part !