Les harpes Pleyel III. Epilogue

Le rayonnement de la harpe chromatique.

Les rapports intrinsèques entre les évolutions de la facture instrumentale, de la technique de l’interprète, et l’esthétique des compositeurs, sont de tout temps, par leur complexité, tout à fait passionnants. Quelles que soient les réticences de Naderman et de ses partisans contre le système à double mouvement, un virtuose comme Parish-Alvars contribue largement à l’évolution de l’écriture pour la harpe, qui serait sans doute tombée en désuétude sans cette mécanique. Tout en répondant à une demande parfois implicite, l’évolution de la facture suscite de nouveaux virtuoses, qui eux-mêmes, directement ou non, engendrent une approche nouvelle par les compositeurs. Et la harpe n’est pas un cas isolé : les flûtes de mécanique Boehm ont déclanché à peu près les mêmes hostilités de la part de Tulou (par ailleurs proche de Naderman), que celles de Naderman contre Erard, mais grâce à ce système, de nouveaux interprètes font progresser l’écriture pour leur instrument.
Aussi géniale et innovante que fut la création de la mécanique à double mouvement, le système Erard ne fait pas de la harpe un instrument nouveau en tant que tel, mais un instrument superbement amélioré, perfectionné : tout le répertoire pour harpe à simple mouvement est jouable sur double mouvement, sans exception.
Il apparaît alors assez inapproprié de percevoir le système de cordes croisées de Gustave Lyon comme un perfectionnement de la harpe Erard, puisqu’il ne permet pas, précisément, de jouer exactement les mêmes spécificités — le glissando, par exemple.

Si la harpe chromatique n’est pas, en soi, une amélioration de la harpe à pédales, mais, bel et bien, un tout autre instrument, c’est même, juste avant le vibraphone en 1916, l’un des principaux instruments « classiques » les plus récents. Comme avec le saxophone, de 1844, la création d’un instrument totalement nouveau ne fait pas franchement l’unanimité. La maison Pleyel le sait, et a tout à fait conscience que la pérennité d’un nouvel instrument ne peut être qu’accompagnée du succès de deux épreuves cruciales : la question des nouveaux interprètes, et celle du nouveau répertoire. N’importe quel instrument, aussi génial qu’il soit, n’a que peu de chance de survie si les interprètes n’ont rien à jouer, et si les compositeurs manquent d’interprètes.

Aussi lance-t-elle une grande campagne de communication auprès des compositeurs et des conservatoires. Des démonstrations sont réalisées un peu partout en Europe. Le journal italien La Patria rapporte en août 1904 : « Mlle Maria Grossi nous a fait connaître, au concert du 23, la nouvelle harpe chromatique construite par la maison Pleyel de Paris. Elle a obtenu sur cet instrument un grand succès très mérité par ses effets de puissance et de douceur, et aussi par l’ensemble d’une interprétation exquise ».

Le compositeur norvégien Edward Grieg fait part de son intérêt pour la harpe chromatique à Gustave Lyon — bien qu’il ne lui écrira jamais une seule note.

Très honoré Monsieur Lyon,

Je partage tout à fait l’opinion exprimée par le docteur Hans Richter .
Votre harpe chromatique est une invention de la plus haute importance au point de vue technique. Maintenant, presque tout peut être écrit pour la harpe.
Je suis convaincu que de cette innovation tout à fait réussie résultera pour vous une grande satisfaction.
Permettez-moi de vous en exprimer mes meilleures félicitations.

Ed. Grieg.

Gustave Lyon ne manque pas d’humour, lorsqu’il affirme qu’une « bonne musicienne , quelque peu pianiste, peut ainsi, après quelques mois de travail, faire déjà une partie d’orchestre sur la harpe chromatique, grâce à la disposition des cordes rappelant le clavier du piano, à l’analogie du doigté et de la façon d’écrire et de lire la musique de piano ou de harpe chromatique sans pédales, et par le fait de l’assouplissement et de l’indépendance dans le mécanisme des doigts ». Il est bien entendu que le piano et la harpe chromatique sont deux instruments de techniques totalement différentes et que ces quelques mois paraissent bien insuffisants, mais on peut comprendre que G. Lyon ait eu recours à ce genre de publicité un peu exagérée pour la promotion de sa harpe auprès des directeurs de conservatoires. Pour sa défense, il reconnaît que « la harpe chromatique sans pédales ne se joue pas toute seule, et que, pour être un bon virtuose, il faut, comme pour tous les instruments, beaucoup de travail pour acquérir une égalité parfaite de jeu, un beau son, de la virtuosité ».

Curieusement, une première classe s’ouvre très tôt, dès 1898, à Lille avec Jean Risler. Il peut en effet sembler étrange d’ouvrir une classe, même en province, d’un instrument aussi récent. Sans doute très habile à la harpe à pédales, Risler compte au maximum deux ans de harpe chromatique derrière lui, et il est difficile de l’imaginer aussi expérimenté à la chromatique qu’à la harpe à pédales.
La rapidité avec laquelle se créent les classes de harpe chromatique n’est sans doute pas sans effets secondaires. Certes, les nouvelles classes sont idéales pour le rayonnement de Pleyel, et les ventes d’instruments. Mais, revers de la médaille, à vouloir jouer et enseigner trop tôt, on peut supposer que l’habileté et l’expérience ne sont pas forcément au rendez-vous dès le début. Or, l’être humain, par sa nature critique, ne jugeant le neuf qu’essentiellement face à l’ancien, il est bien naturel qu’un harpiste intéressé par la chromatique ne compare ce qu’il entend que par ce qu’il a déjà entendu pleinement maîtrisé à la harpe à pédales, sinon lui-même réalisé. La harpe chromatique a sans doute souffert de cette inévitable comparaison, cruelle, mais légitime, car probablement arrivée trop tôt. Et en matière de réputations, les préjugés, on le sait, sont tenaces.

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Hasselmans ne prédit pas un grand avenir pour cette harpe, bien qu’il soit, malgré lui, à l’origine du projet. Lorsqu’en 1905 il entend Pierre Jamet à la harpe chromatique lors d’un examen, il trouve dommage que cet enfant poursuive ses études sur harpe Pleyel : pour lui, l’instrument ne perdurera pas. Pierre Jamet démissionne alors de la classe de Mme Tassu-Spencer pour étudier avec Hasselmans, avec le succès que l’on sait.

Le conservatoire de Paris ouvre rapidement une classe de harpe chromatique, en 1903, avec Marie Tassu-Spencer, ancienne élève d’Alphonse Hasselmans, jusqu’en 1908. Renée Lénars rétablit la classe en 1912, pendant que Marcel Tournier succède à Hasselmans à la harpe à pédales — les deux confrères s’épouseront en 1922. À son départ en 1933, Renée Lenars-Tournier n’est pas remplacée, et la classe de Paris ferme à jamais.
D’autres villes suivent en France, comme à Toulouse, Montpellier, Dijon, ou Saint Etienne, mais aussi à l’étranger : Milan, Venise, Bologne, Turin, Amsterdam, Liège, Luxembourg.

La Belgique restera décidemment la plus fidèle à Pleyel. Deux ans après l’ouverture de la classe de Lille, Jean Risler ouvre une classe au Conservatoire Royal de Bruxelles, en 1900. La classe de Bruxelles aura la plus longue longévité : elle ne ferme qu’en 2005, avec le départ de Francette Bartholomée, en poste depuis 1972.
La première méthode publiée est bien sûr un ouvrage de Gustave Lyon, écrit avec la collaboration de Marie Tassu-Spencer, Madeleine Lefebure, et Jean Risler. Puis, celles de Mme Tassu-Spencer, Mme Wurmser-Delcourt, M.Snoer et Hilpert. Les exercices sont les mêmes que pour la harpe à pédale : Bochsa, Labarre, Larrivière, Dizi, etc.

 

La maison Pleyel sollicite des compositeurs prestigieux pour créer un répertoire de qualité, et va même financer directement la composition de pièces de concours de conservatoire.
Certes, les facteurs d’instruments ont toujours profité des concours pour leur promotion. La maison Erard offrait déjà une harpe, personnalisée d’un médaillon (généralement de style empire, colonne torsadée) aux premiers prix du conservatoire. De nos jours, les lauréats de concours internationaux gagnent souvent en récompense une harpe offerte par le facteur de harpe qui soutient le concours — publicité garantie.
Mais pour autant, financer directement la composition d’œuvres pour un concours de conservatoire reste assez peu fréquent : habituellement, c’est plutôt aux conservatoires que revient la charge de financer les commandes d’œuvres nouvelles, leur garantissant ainsi une relative indépendance.Or, et le cas est suffisamment rare pour être signalé, c’est Gustave Lyon qui se charge de la commande des Danses de Debussy pour le concours de sortie de la classe de Jean Risler du conservatoire de Bruxelles.
L’histoire est connue. Gustave Lyon obtient de Debussy les Danse sacrée et danse profane pour harpe chromatique et orchestre à cordes en 1904. La maison concurrente Erard contre-attaque, et Albert Blondel obtient de Maurice Ravel une nouvelle pièce prévue pour défendre la harpe à pédales, en 1906.
Ravel se prête très bien au jeu : non seulement son Introduction et Allegro exploite de nombreuses spécificités réservées à la harpe Erard (toutes les pédales sont utilisées dans leurs trois positions, en particulier dans la cadence), mais surtout, la partition reste absolument injouable sur harpe Pleyel.

Il est assez rare — et avec le recul, assez incroyable — que la seule concurrence entre deux facteurs soit directement à l’origine de nouvelles œuvres. Alors que Debussy, au fond, n’exploite que très peu le chromatisme dans ses danses, plutôt modales, et remplace le glissando par des arpèges très rapides à la toute fin (façon quasi arpa de Liszt), Ravel, en revanche, propose une descente chromatique vertigineuse (défective, forcément) dans la cadence, juste avant les glissandi — d’ailleurs impossibles à réaliser à la harpe chromatique.

Mme Wurmser-DelcourtMme Wurmser-Delcourt introduit le
Chromatisme à son début américain –
article du New York Times, 29.12.1929
Debussy - Pleyel

Claude Debussy (une courte histoire de Pleyel, 1927)

Les Danses sont créées le 6 novembre 1904 par Mme Wurmser-Delcourt à la harpe chromatique, sous la direction d’Edouard Colonne.
Finalement, elles seront ensuite jouées à la harpe à pédales par Henriette Renié, sous la direction de Camille Chevillard, salle Erard le 1er° février 1910. Symbole fort de la réouverture de la classe de Paris, Mme Renée Lénars les impose, dès sa première année en 1912, au concours de fin d’année du conservatoire.La sonate pour flûte, alto et harpe connaîtra le même sort. Crée le 10 décembre 1916 par Albert Manouvrier à la flûte, Darius Milhaud à l’alto, et Jeanne Dalliès à la harpe chromatique, c’est Pierre Jamet qui la jouera l’année suivante à la harpe à pédales.

Pourtant, bien que la musique pour harpe de Debussy soit étroitement liée à la harpe chromatique, il préfère nettement la harpe Erard à la Pleyel, qui n’enveloppe rien et rend les délicieux sons harmoniques pareils à un tambour voilé , et qui n’a jamais le poids sonore de la harpe à pédale, mais qui trouve le moyen d’être lourde .

Une des pièces les plus connues aujourd’hui du répertoire pour harpe chromatique, reste, avec les Danses, certainement le Masque de la mort rouge d’André Caplet . La première version de cette « étude symphonique pour harpe chromatique principale et orchestre » sur la nouvelle d’Edgar Poe remonte à 1908-09, mais là aussi, la partition est adaptée pour harpe Erard, dix ans plus tard, cette fois pour une autre grande harpiste de son temps, Micheline Kahn — qui avait déjà crée autrefois Introduction et Allegro de Ravel. La partition s’appelle maintenant conte fantastique, et le quatuor à cordes remplace l’orchestre. Elle est jouée en première audition par Micheline Kahn, le 18 décembre 1923 salle Erard, avec le quatuor Poulet.

Il faut croire que sa harpiste de prédilection, Micheline Kahn, convertit définitivement André Caplet au système du double mouvement : il lui dédie, en 1924, ses deux divertissements à la française et à l’espagnole, dont le second, résolument moderne, utilise autant de glissés de pédales que de bisbigliandi et notes synonymes. Ses premières mesures ne sont d’ailleurs pas sans évoquer celles du conte fantastique.

Comme Debussy, Georges Enesco destine lui aussi son Allegro de Concert à la classe du conservatoire, mais cette fois, celui de Paris, pour son tout premier concours de sortie — il ne sera en fait imposé que plus tard, en 1916. Mais comme les Danses et la sonate de Debussy, son Allegro de Concert est ensuite joué à la harpe à pédales.

D’autres compositeurs non-harpistes écrivent aussi pour la harpe chromatique, parfois des oeuvres injustement oubliées aujourd’hui, la harpe Pleyel restant un instrument en voie d’extinction. Parmi eux : Reynaldo Hahn (Prélude, Valse et Rigaudon), Maurice Samuel-Rousseau (Fantaisie pour harpe et quintette à cordes), Florent Schmitt (deux pièces op.75, Andante et scherzo pour harpe et quatuor à cordes), Paul le Flem (Fantaisie et Clair de lune sous bois, pour harpe seule, Danse désuète pour harpe et quatuor à cordes), Alfredo Casella (Sarabande, op.10, Berceuse triste, op.14), etc.

Sur les 26 concours de harpe chromatique du conservatoire de Paris entre 1904 et 1933, il est étonnant de ne trouver que 13 pièces imposées différentes, c’est-à-dire seulement la moitié. Certaines pièces sont en effet proposées trois ou quatre fois, parfois avec une quinzaine d’années d’intervalle.

Il serait facile d’en déduire une certaine maigreur du répertoire, mais ce serait oublier que les pièces de concours du conservatoire de Paris sont généralement de musiciens français, ce qui explique l’absence de compositeurs belges, pourtant si nombreux à s’intéresser à la harpe chromatique : Mario van Overeem, August de Boeck, Joseph Jongen… et bien sûr, Jean Risler lui-même.

Œuvres imposées au concours de sortie

du conservatoire de Paris

 

Classe de Marie Tassu-Spencer

 

1904 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade en ré
1905 : R. Hahn, Prélude, de Prélude, Valse et Rigaudon en ut majeur
1906 : P.L. Hillemacher, Pièce de concert
1907 : A. Perilhou, Ballade-scherzo
1908 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade en ré

Classe de Renée Lenars
1912 : C. Debussy, Danses
1913 : H. Fevrier, Intermezzo
1914 : A. Perilhou, Ballade-scherzo
1915 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1916 : G. Enesco, Allegro de concert
1917 : G.M. Grovlez, Impromptu
1918 : G. Pfeiffer, Fantaisie ballade en ré
1919 : Ch. Lefevre, Introduction et allegretto
1921 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1922 : G. Enesco, Allegro de concert
1923 : Ed. Mignan, Rhapsodie sur un thème de Maurice Ravel
1924 : G.M. Grovlez, Impromptu
1925 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade en ré
1926 : N. Gallon, Improvisation et Allegro
1927 : L. Wurmser, Guirlandes
1928 : G. Enesco, Allegro de concert
1929 : Ed. Mignan, Rhapsodie sur un thème de Maurice Ravel
1930 : H. Fevrier, Intermezzo
1931 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1932 : N. Gallon, Improvisation et Allegro
1933 : G.M. Grovlez, Impromptu

classement par compositeurs

Henri Busser : 1915, 1921, 1931
Claude Debussy : 1912
Georges Enesco : 1916, 1922, 1928
Henry Fevrier : 1913, 1930
Noël Gallon : 1926, 1932
Gabriel-Mari Grovlez : 1917, 1924, 1933
Reynaldo Hahn : 1905
Paul Lucien Hillemachet : 1906
Charles Lefevre : 1919
Edouard Mignan : 1923, 1929
Albert Perilhou : 1907,1914
G. Pfeiffer : 1904, 1908, 1918, 1925
Lucien Wurmser : 1927

Le déclin de la harpe chromatique.

Malgré l’ampleur des opérations de communication, une cabale se lève contre les chromatiques. Les harpistes « à pédales » refusent d’admettre qu’il s’agit véritablement d’un autre instrument, et persistent à le considérer comme évolution — aboutissant indubitablement sur le célèbre c’était-mieux-avant.
À titre de comparaison, le passage du simple vers le double mouvement, même long et conflictuel historiquement, soulève, instrumentalement parlant, tout de même moins de problèmes que celui de la harpe à pédales à la harpe chromatique : il n’est pas rare aujourd’hui que les élèves débutent sur harpe à simple mouvement avant de passer au double.

Avec la harpe chromatique, les positions de la main sont parfois entièrement différentes, et les doigtés tout à fait bannis de la technique de la harpe à pédales, comme les doigtés de « fourche ». À la harpe à pédales, ce doigté tordu ne serait qu’un bricolage façon Chico Marx de la harpe, mais ils sont pourtant très souvent utilisés à la harpe chromatique — presque même, à la base de sa technique. Les doigts, placés au niveau croisement, ne suivent plus forcément l’ordre des cordes, mais leur hauteur face au croisement, conséquence de quoi les mains n’ont pas forcément le même doigté pour un même accord.

Ainsi, la harpe chromatique demeure difficile d’accès pour le harpiste classique. Passer de la harpe à pédales à la harpe chromatique demande une certaine adaptation, plus ou moins longue. Au contraire, le passage de la harpe chromatique à la harpe à pédales se révèle très simple — en dehors de l’apprentissage du pédalier — puisque le plan de cordes ne correspond qu’au seul plan des cordes blanches.

pleyel-24fourche.jpg

doigté de fourche :
ré 3° doigt – fa# 4° — la 2° — ré 1

Gustave Lyon va sans doute trop loin dans sa promotion, en affirmant que tout est jouable sur sa harpe. Car précisément, une bonne partie du répertoire pour harpe déjà existant est organiquement irréalisable, à cause notamment du problème du glissando, usé et parfois abusé dans de nombreuses pièces antérieures.
Ce problème ne pourrait sembler qu’un simple détail au regard de toutes les transcriptions possibles, mais ce serait oublier que la harpe reste le seul et unique instrument de l’orchestre capable de glisser d’une manière autre que chromatique — ce dont Debussy et Ravel, entre autres, ne voudront pas se priver.
Or la harpe chromatique ne se limite seulement qu’à trois types de glissando : sur les cordes blanches, sur les noires, et sur les deux en même temps. L’avenir d’un tel instrument, par sa nature incapable de s’adapter aux oeuvres du répertoire, reste mal engagé auprès de bien des harpistes, mais aussi des compositeurs.

Après un peu plus d’une vingtaine d’années d’existence, la harpe à pédales semble triompher de la harpe chromatique. Gustave Lyon ne l’ignore pas. Il connaît lui-même les limites de son instrument, et ne trouve aucun argument contre ces accusations à propos du glissando.
Aussi conçoit-il une nouvelle harpe, adaptée au répertoire de la harpe à pédales. Une harpe hybride entre le système des deux rangées chromatiques et celui de la mécanique à fourchettes : la harpe intégrale, une harpe chromatique à double mouvement.
Toujours à deux rangées de cordes, cette harpe en fonte comporte les sept pédales habituelles, qui n’actionnent que les fourchettes de la rangée de cordes blanches . Le principe est tout à fait similaire que celui d’une harpe Erard : pédales relevées, les cordes blanches sont accordées en utb, et les pédales raccourcissent la longueur de vibration du bécarre au dièse. Ainsi le harpiste peut restituer n’importe quel glissando, et donc, tout le répertoire déjà existant.

Si l’idée est excellente, elle reste cependant un signe évident de l’échec de la harpe chromatique.
Gustave Lyon revient en effet sur tous les inconvénients qu’il reprochait naguère à la harpe à double mouvement (usure rapide des cordes au niveau des fourchettes, casse-tête du pédalier, mécanique bruyante, frisements des cordes sur les fourchettes, réglages incessants..), et surtout, qui l’avaient conduit à concevoir sa harpe chromatique. Désaveu ? Reniement ? Trahison ? Gustave Lyon sait bien que ce n’est pas qu’une question de simple glissando. Il est suffisamment intelligent et objectif pour prendre en considération les reproches habituels des harpistes sur sa harpe chromatique. Le problème du glissando n’est sans doute qu’un prétexte, peut-être espère-t-il au fond de lui que les harpistes seraient moins découragées à l’idée de s’adapter à son instrument.

 

Sa harpe apparaît dès lors davantage comme une harpe à double mouvement munie d’une rangée de cordes noires, plutôt qu’une harpe chromatique à pédales. En lisant ses arguments contre le double mouvement¬ — qui sont d’ailleurs, essentiellement ceux de Wolff, on comprend que Gustave Lyon aurait eu du mal à revenir sur ses accusations pour défendre sa nouvelle harpe. Ou alors, il lui aurait fallu mettre au point un mécanisme révolutionnaire, ce qui l’aurait conduit à produire de simples harpes à pédales, puisque le principe des deux rangées de cordes avait été prévu pour remédier à une mécanique jugée déficiente. Il aurait donné ainsi raison à Godefroid et Hasselmans, mais la pilule aurait été encore plus difficile à passer dans les classes de harpe chromatique.
C’est pourquoi cette harpe, révélant l’impasse de la harpe chromatique, ne dépasse pas le stade de prototype. La harpe chromatique s’éteindra peu de temps après.

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Au lendemain de la Grande Guerre, l’entreprise Pleyel est certes affaiblie, mais pas à terre. Les années 1915, 17 et 18 ont vu la production passer sous la barre symbolique des mille pianos par an, avec un triste record pour 1918 : seulement 369, contre 3630 en 1913. Gustave Lyon relance les activités de l’usine de Saint-Denis (27.000 m2 d’ateliers, 200 moteurs, 400 machines…), et Pleyel remonte fièrement la tête jusqu’à son apogée, dépassant 2000 pianos annuels en 1924 (2853 exactement).
Mais c’est un tout autre projet auquel se consacre Gustave Lyon. Les salles de concert de l’immeuble Pleyel de la rue Rochechouart ne répondent plus à la demande. Il en faut une nouvelle, plus grande.

Avec les architectes Jean-Marcel Auburtin puis André Granet et Jean-Baptiste Mathon, Gustave Lyon conçoit et réalise ainsi le plus grand centre musical qui puisse alors exister, avec trois salles de concerts (dont la plus grande, 2.546 places à l’époque), des studios de travail insonorisés pour différents artistes (Igor Stravinsky, Alfred Cortot…), des bureaux, des logements de fonction, de grands foyers pour le public, et bien sûr, de grandes salles d’exposition pour les instruments. C’est la Salle Pleyel, inaugurée le 18 octobre 1927, l’une des trois salles de concert les plus grandes et prestigieuses au monde, avec le Carnegie Hall de New York et le Concertgebouw d’Amsterdam. C’est un succès musical, mais surtout acoustique et architectural comme le montre les nombreuses lettres de félicitations adressées par Gustave Lyon — en particulier par Le Corbusier. Mais l’incendie du 19 juillet 1928 ravage la grande salle et les plafonds des salles Chopin et Debussy. La salle ne réouvrira qu’en 1930. L’acoustique semble souffrir de la rénovation dans le contexte économique de la crise de 1929, les moyens investis sont modestes. La filiale de Pleyel qui gère l’immeuble ne se relève pas de ce choc financier et la salle, ramenée à une jauge de 2 400 places, devient la propriété de la banque qui avait accordé l’emprunt d’origine, le Crédit Lyonnais, en 1935.

Gustave Lyon laisse son fauteuil à Charles Renard à sa retraite en 1930, date à laquelle cesse définitivement la fabrication des harpes. Depuis les travaux de 1894, Pleyel n’en aura produit en tout que 900. Les classes s’éteignent rapidement, à commencer par celle de Paris en 1933. Gustave Lyon meurt en 1936. Seule la Belgique lui restera fidèle, en maintenant la classe jusqu’au départ de Francette Bartholomée, dernier bastion de l’enseignement de la harpe chromatique : les instruments en état de fonctionnement se raréfieront, et la classe ne fermera qu’en 2005, faute de successeurs.

En 1961, la manufacture Pleyel quitte Saint Denis lors de sa reprise par Gaveau-Erard, qui avaient fusionné un an avant. Comble du comble, les trois marques concurrentes sont alors réunies. En 1970, le 210.859ème piano, le tout dernier, marque l’arrêt total de la fabrication des Pleyel par Pleyel. L’année suivante, la firme allemande Schimmel reprend à son compte les trois marques, dès lors fabriqués à Braunschweig.
En 1994, la firme française Rameau, à Alès, rachètent Gaveau, Erard et Pleyel, et devient Manufacture Pleyel, puis Pleyel & Co. En 1998, suite aux difficultés financières du Crédit Lyonnais, la Salle Pleyel est rachetée sur projet culturel par un investisseur privé passionné par l’histoire de Pleyel, Hubert Martigny, qui rachète deux ans plus tard, la manufacture d’Alès au moment de son dépôt de bilan.
Hubert Martigny réussi ainsi le délicat défi de réunir à nouveau la salle et les pianos Pleyel, dont la manufacture retrouve sa bonne ville de Saint Denis, comme au bon temps des grandes heures d’Auguste Wolff et Gustave Lyon

Sylvain Blassel